proust_a_la_recherche_du_temps_perdu_2_ombre_filles.pdf

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Marcel
Proust
1919
À LA R E CH E R CHE D U TEM P S PER D U
À L
OMBRE DES
JEUNES FILLES
EN FLEURS
édité par la bibliothèque numérique romande
ebooks-bnr.com
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE AUTOUR DE M
me
SWANN ................... 2
DEUXIÈME PARTIE NOMS DE PAYS : LE PAYS ............. 265
Ce livre numérique .............................................................. 648
Publié entre 1913 et 1927,
À la recherche du temps perdu
de Marcel Proust est un texte libre en Europe et en Suisse
depuis 1987. Cette édition, basée sur la numérisation de la
Bibliothèque électronique du Québec, souhaite marquer ainsi
le 30
ème
anniversaire de l’entrée de cette œuvre dans le do-
maine public. À cette occasion, l’ensemble du livre a été soi-
gneusement revu, relu et corrigé.
Bibliothèque numérique romande
PREMIÈRE PARTIE
AUTOUR DE M
me
SWANN
Ma mère, quand il fut question d’avoir
pour la première
fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le
professeur Cottard fût en voyage et qu’elle-même
eût entiè-
rement cessé de fréquenter Swann, car l’un et l’autre eussent
sans doute intéressé l’ancien ambassadeur, mon père répon-
dit qu’un convive éminent, un savant illustre, comme Cot-
tard, ne pouvait jamais mal faire dans un dîner, mais que
Swann, avec son ostentation, avec sa manière de crier sur les
toits ses moindres relations, était un vulgaire esbroufeur que
le marquis de Norpois eût sans doute trouvé, selon son ex-
pression, « puant ». Or cette réponse de mon père demande
quelques mots d’explication, certaines personnes se souve-
nant peut-être
d’un Cottard bien médiocre et d’un Swann
poussant jusqu’à la plus extrême délicatesse,
en matière
mondaine, la modestie et la discrétion. Mais pour ce qui re-
garde celui-ci,
il était arrivé qu’au «
fils Swann » et aussi au
Swann du Jockey, l’ancien ami de mes parents avait ajouté
une personnalité nouvelle (et qui ne devait pas être la der-
nière),
celle de mari d’Odette. Adaptant aux humbles ambi-
tions de cette femme, l’instinct, le désir, l’industrie, qu’il
avait toujours eus, il s’était ingénié à se
bâtir, fort au-dessous
de l’ancienne, une position nouvelle et appropriée à la com-
pagne qui l’occuperait
avec lui. Or il s’y montrait un autre
homme. Puisque (tout en continuant à fréquenter seul ses
amis personnels, à qui il ne voulait pas imposer Odette
quand ils ne lui demandaient pas spontanément à la con-
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naître) c’était une seconde vie qu’il commençait,
en commun
avec sa femme, au milieu d’êtres nouveaux, on eût encore
compris que pour mesurer le rang de ceux-ci, et par consé-
quent le plaisir d’amour-propre qu’il pouvait éprouver à les
recevoir, il se fût servi, comme point de comparaison, non
pas des gens les plus brillants qui formaient sa société avant
son mariage, mais des relations antérieures d’Odette. Mais,
même quand on savait que c’était avec d’inélégants fonc-
tionnaires, avec des femmes tarées, parure des bals de minis-
tères, qu’il désirait de se lier, on était étonné de l’entendre,
lui qui autrefois et même encore aujourd’hui dissimulait si
gracieusement une invitation de Twickenham ou de Buck-
ingham Palace, faire sonner bien haut que la femme d’un
sous-chef de cabinet était venue rendre s a visite à
M
me
Swann. On dira peut-être que cela tenait à ce que la
simplicité du Swann élégant n’avait été chez lui qu’une forme
plus raffinée de la vanité et que, comme certains israélites,
l’ancien ami de mes parents avait pu présenter tour à tour les
états successifs par où avaient passé ceux de sa race, depuis
le snobisme le plus naïf et la plus grossière goujaterie jusqu’à
la plus fine politesse. Mais la principale raison, et celle-là
applicable à l’humanité en général, était que nos vertus elles-
mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de
quoi nous gardions la disponibilité permanente ; elles finis-
sent par s’associer si étroitement dans notre esprit avec les
actions à l’occasion desquelles nous nous sommes fait un
devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activité
d’un autre ordre, elle nous prend au dépourvu et sans que
nous ayons seulement l’idée qu’elle pourrait comporter la
mise en œuvre de ces mêmes vertus. Swann empressé avec
ces nouvelles relations et les citant avec fierté, était comme
ces grands artistes modestes ou généreux qui, s’ils se met-
tent à la fin de leur vie à se mêler de cuisine ou de jardinage,
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étalent
une satisfaction naïve des louanges qu’on donne à
leurs plats ou à leurs plates-bandes pour lesquels ils
n’admettent pas la critique qu’ils acceptent aisément s’il
s’agit de leurs chefs-d’œuvre
; ou bien qui, donnant une de
leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans mauvaise
humeur perdre quarante sous aux dominos.
Quant au professeur Cottard, on le reverra, longuement,
beaucoup plus loin, chez la Patronne, au château de la
Raspelière. Qu’il suffise actuellement, à son égard, de faire
observer d’abord ceci
: pour Swann, à la rigueur, le change-
ment peut surprendre puisqu’il était accompli et non soup-
çonné de moi quand je voyais le père de Gilberte aux
Champs-Élysées,
où d’ailleurs ne m’adressant pas la parole il
ne pouvait faire étalage devant moi de ses relations poli-
tiques (il est vrai que s’il l’eût fait, je ne me fusse peut-être
pas aperçu tout de suite
de sa vanité, car l’idée qu’on s’est
faite longtemps d’une personne bouche les yeux et les
oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus le
fard qu’une de ses nièces se mettait aux lèvres que s’il eût
été invisiblement dissous entièrement dans un liquide ;
jusqu’au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien
quelque autre cause amena le phénomène appelé sursatura-
tion ; tout le fard non aperçu cristallisa et ma mère devant
cette débauche soudaine de couleurs déclara comme on eût
fait à Combray
que c’était une honte et cessa presque toute
relation avec sa nièce). Mais pour Cottard au contraire,
l’époque où on l’a vu assister aux débuts de Swann chez les
Verdurin était déjà assez lointaine ; or les honneurs, les titres
officiels viennent avec les années. Deuxièmement, on peut
être illettré, faire des calembours stupides, et posséder un
don particulier qu’aucune culture générale ne remplace,
comme le don du grand stratège ou du grand clinicien. Ce
n’est pas seulement en effet comme un praticien obscur,
de-
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